Chapitre 8
Planté devant la maison de Woodinville, qu’il avait offerte à sa mère avec ses premiers gains de concepteur de jeux vidéo, Matt se demandait s’il allait frapper. Il se demandait aussi si, dans la même situation qu’autrefois, il se montrerait à présent aussi généreux avec elle. Pas sûr…
Depuis cinq ans, Paula et lui se parlaient à peine. Pour Noël et son anniversaire, il se contentait de lui faire envoyer un cadeau par Diane et il lui passait un coup de fil le jour de la fête des Mères.
Pourtant, malgré son salaire modeste d’assistante dentaire, Paula Fenner avait su rendre leur quotidien magique, dans le temps… S’il avait grandi dans des appartements trop petits, jamais Matt ne s’était senti frustré par leur manque de moyens. Sa mère avait toujours su trouver l’argent pour ce qui comptait vraiment… Par exemple, pour lui acheter les ordinateurs hors d’usage qu’il démontait, réparait et réassemblait depuis son plus jeune âge. C’était en les revendant qu’il avait pu s’en payer un neuf.
Ensuite, grâce à la licence de son jeu, il avait pu tout lui rendre au centuple : ils avaient quitté leur appartement minable pour cette maison, devant laquelle il se tenait, qu’il avait achetée cash, et l’argent n’avait plus jamais été un problème pour eux. Il avait créé à Paula un capital en actions, afin qu’elle ne soit plus obligée de travailler si elle n’en avait plus envie. S’il avait agi ainsi, c’était parce que ce n’était que justice et qu’elle était sa seule famille.
Mais il ne lui avait pas pardonné de lui avoir révélé ce qui s’était passé entre Jesse et Drew. En fait, non… Il ne lui avait pas pardonné de s’être autant réjouie de le faire!
Malheureusement, s’il voulait voir Gabe, il allait lui falloir négocier avec sa mère, car le gosse logeait chez elle.
Quand jesse lui avait téléphoné, il avait accepté sa proposition de venir passer un moment avec son fils, non parce qu’il brûlait de connaître le petit garçon, mais parce que ce rapprochement faisait partie de son plan.
Il en voulait toujours à la jeune femme de la désinvolture avec laquelle elle lui avait assené l’existence de Gabe, mais elle ne perdait rien pour attendre. Bientôt, il aurait toutes les cartes en main. Et cette conviction lui permit de maîtriser la colère qu’il sentait bouillonner en lui.
Il avait mal manœuvré au cours de leur dîner. L’embrasser avait été une grossière erreur. Malgré lui, il s’était passé quelque chose qui avait réveillé son désir. Et cela ne faisait pas partie de son plan. Il faut dire que leur relation avait été passionnée, ce à quoi les années n’avaient visiblement rien changé.
Repoussant les émotions que faisait renaître en lui la maison de sa jeunesse, Matt s’engagea résolument dans l’allée et sonna à la porte qui s’ouvrit sur-le-champ, comme si sa mère l’attendait.
Elle se tint devant lui un moment, sans un mot, le fixant avec un regard où l’espoir se mêlait au chagrin. Elle semblait au bord des larmes, derrière son sourire plaqué.
— Oh ! Matthew, dit-elle enfin. Comme tu m’as manqué !
Ces paroles, comme son air vulnérable, le prirent au dépourvu.
— Entre donc, reprit-elle en l’encourageant du geste. Comment vas-tu ? Tu sembles en pleine forme. Si tu savais comme Gabe est impatient de te voir. Depuis qu’il est levé, il ne parle que de toi. Il est gai comme un pinson et excité comme une puce depuis son réveil.
Matt entendit une course sur le sol, puis Gabe surgit au coin du couloir, dans un long dérapage. L’enfant s’arrêta alors devant son père et le fixa de ses grands yeux.
— Bonjour, fit Matt.
Pour toute réponse, Gabe cligna des yeux. Matt se sentit désarçonné. Comment est-ce qu’on s’adressait à un enfant de quatre ans ?
— Ton papa est venu passer un moment avec nous, intervint Paula en posant la main sur la tête du petit garçon. Je crois qu’on va bien s’amuser, tous les trois… Hier, on a fait des biscuits au sucre, annonça-t-elle en souriant à son fils. Et je me disais que, ce matin, on pourrait les recouvrir de glaçage. Gabe n’attend que ça, pas toi ?
Gabe le fixait toujours, suspendu à ses lèvres, et Matt remarqua qu’il avait ses yeux. Pas de doute… L’enfant était bien de lui…
— J’adore les biscuits au sucre. Et toi ? lui demanda-t-il.
Le petit, muet, hocha la tête. Jesse avait pourtant affirmé
qu’il s’exprimait bien. Pourquoi est-ce qu’il ne lui parlait pas?
Paula les entraîna dans la cuisine, qui parut changée à Matt. Ces dernières années, elle avait dû y apporter des transformations et il se demanda si d’autres choses encore avaient changé, dans la vie de sa mère.
— Nous y voilà ! annonça-t-elle en désignant les biscuits étalés sur la table avec des poches à douille de différentes couleurs. Tu ferais mieux d’aller poser ta veste à côté et de remonter tes manches, conseilla-t-elle à son fils, après avoir examiné son costume. Tu risques gros…
Un quart d’heure plus tard, Matt avait compris qu’elle ne plaisantait pas. En effet, Gabe compensait son manque d’habileté par un enthousiasme remarquable, inondant de glaçage non seulement les biscuits, mais aussi la table et tous ceux qui se trouvaient autour. Il riait aux éclats chaque fois que le liquide gluant giclait partout.
— Est-ce que c’est un chien ? lui demanda Paula, penchée sur son épaule. On dirait bien.
— Oui! répondit Gabe, rayonnant de fierté. Avec des taches.
Matt considéra ébahi la bouillie vert et orange amalgamée sur le biscuit. Un chien? Où ça? Ce qu’il voyait ne ressemblait à rien. Comment sa mère avait-elle deviné ?
Le petit garçon n’arrêtait pas de le fixer, comme s’il attendait quelque chose de lui. Mal à l’aise, Matt, qui avait l’impression de ne pas être à sa place, s’empara d’une poche à douille et, pour se donner une contenance, traça des lignes blanches sur une rangée de biscuits.
— On avait dit qu’on ferait des chiffres sur les ronds, déclara Paula. On devrait s’y mettre. Gabe, tu commences par le 1, ton père fera le 2…
— D’accord, répondit Gabe, qui saisit une poche violette pour tracer un trait presque rectiligne.
— Il est très beau, affirma sans conviction Matt, qui se sentait ridicule à ce petit jeu.
Il se souvenait du déluge d’éloges dont Jesse avait gratifié son fils quand il avait réussi l’exploit de lacer sa chaussure. Ça devait être comme ça qu’on gagnait le cœur d’un enfant.
— A toi ! lança son fils.
— Allons-y, alors…, obtempéra Matt, qui dessina un 2.
— Magnifique ! s’exclama sa mère en battant des mains. Gabe, qu’est-ce qui vient après ?
— 3, répondit l’enfant en se penchant sur son biscuit avec une telle concentration que son visage en devint écarlate.
Matt vit lentement se dessiner un 3 de guingois. Ils alternèrent ainsi jusqu’au 10.
— Gabe connaît aussi ses lettres. II apprend à lire…, dit Paula.
— Super, répondit Matt, ignorant totalement si, à cet âge, c’était une performance remarquable ou non.
Pendant que sa mère conduisait Gabe à l’évier pour le nettoyer, il alla se laver les mains dans la chambre d’amis.
Qu’est-ce qu’il faisait là? Bien sûr, c’était normal de passer du temps avec son fils, puisque cela faisait partie de son plan, mais cette comédie lui semblait à la fois déplacée et déplaisante. Il ne devait pas être fait pour les enfants. D’ailleurs, il n’était pas le seul. Et puis il avait grandi sans père et s’en était très bien sorti.
Cependant, tout en se lavant les mains, il se souvint du jour où, quand il était en classe élémentaire, une affichette avait annoncé « La journée des papas ». Tous les enfants s’étaient mis à parler de leurs pères, alors que lui était resté dans son coin, n’ayant rien à dire, l’estomac noué avec la sensation de n’être pas comme les autres. Il n’en avait jamais parlé à sa mère. A quoi cela aurait-il servi ? Elle n’y pouvait rien changer.
Il commençait à réaliser que s’occuper d’un enfant n’était pas une mince affaire. Heath lui avait fait remarquer que s’il gagnait contre Jesse en justice, il allait se retrouver avec son fils sur les bras. Comment s’en dépêtrer tout seul ?
Gabe était absent, quand il retourna dans la cuisine.
— Tu savais que Jesse était enceinte, quand elle est partie? lui demanda sa mère à brûle-pourpoint. Elle te l’avait dit?
— Où est Gabe ?
— Dans sa chambre. Il veut te montrer ses jouets favoris. On ne peut pourtant pas dire que tu aies manifesté le moindre intérêt pour lui, depuis que tu es arrivé. Alors, elle t’avait prévenu ?
— Elle m’en avait parlé, mais je n’ai pas cru que l’enfant pouvait être de moi. Elle avait couché avec d’autres hommes. Drew, entre autres…
Sauf que Jesse soutenait le contraire et que Gabe était incontestablement son fils.
— L’enfant ne pouvait pas être de moi, répéta-t-il.
— Comment as-tu pu la laisser partir sans chercher à savoir la vérité ? Il me semble pourtant que je t’avais enseigné à prendre tes responsabilités ! Quel genre d’homme peut négliger de savoir si sa petite amie porte ou non son enfant ?
— A qui la faute? rétorqua-il sur le même ton. Si je me souviens bien, tu haïssais Jesse.
— Eh bien, j’ai été stupide! répondit-elle, les yeux étincelants de colère. Et là n’est pas la question. Sais-tu, Matt, quel trésor nous avons perdu, toi et moi, et que nous ne retrouverons jamais ? De précieuses années… Les premières années de la vie de ton fils, de mon petit-fils. Nous avons raté sa naissance, raté ses premiers mois de bébé, nous ne l’avons pas vu grandir. Tout ça parce que tu te moquais de savoir la vérité !
— Eh, attends un peu ! C’est toi qui m’as dit qu’elle me trompait. Et de le savoir te comblait d’aise, je te rappelle !
— J’avais tort sur toute la ligne et je t’assure que j’en paye le prix fort depuis cinq ans. Mais moi, j’ignorais quejesse était enceinte. Si je l’avais su, je me serais lancée à sa recherche, j’aurais insisté pour qu’elle revienne jusqu’à ce qu’on sache de qui était l’enfant. Matthew, je parle de ton fils! Serait-ce un mot creux pour toi ?
Avant qu’il ait pu répondre, Gabe surgit dans la cuisine en portant dans les bras un énorme camion presque aussi gros que lui.
— Regarde ! lança-t-il avec une fierté non dissimulée.
Matt lança un regard désemparé à sa mère qui lui opposa un visage fermé. Visiblement, aucune aide à attendre de ce côté.
— Oh… Il est superbe…, dit-il sans conviction.
— C’est mon préféré, répondit l’enfant. Je peux même monter dessus ! Tu veux voir ?
— Certainement.
Gabe posa le camion par terre, grimpa dessus et, poussant allègrement avec les pieds, se dirigea vers le salon.
— Suis-le, bon sang! Fais quelque chose.
Paula semblait maintenant folle de rage.
— Que veux-tu que je fasse? Je ne le connais même pas.
— A qui la faute ? rétorqua aigrement sa mère.
— Tu pourrais m’aider, quand même…
— Oui, mais je ne le ferai pas. C’est ton problème, à toi de le résoudre.
Matt suivit son fils dans le salon. Comme celui-ci levait sur lui un regard plein d’attente, il se figea, à la fois désarmé et furieux contre sa mère et Jesse.
— Ah, tu veux… euh… jouer, c’est ça? lui demanda-t-il.
Gabe soupira profondément et secoua la tête.
— Tu préfères regarder un film ?
Soudain, le gamin se leva d’un bond, courut dans la cuisine et se rua sur Paula pour lui étreindre les jambes en éclatant
— Je n’ai rien fait! protesta Matt, quand sa mère lui décocha un regard accusateur.
— C’est bien ça le problème, répliqua-t-elle en caressant la tête de son petit-fils. Mon pauvre Matt, tu as vraiment tout à apprendre sur les enfants !
A la fois gêné et furieux, Matt sortit en hâte de la maison en claquant la porte derrière lui, avec le sentiment frustrant d’être rejeté.
S’il ignorait totalement comment cela aurait dû se passer, il sentait bien en tout cas, que cela n’aurait jamais dû se passer ainsi.
Jesse, immobile dans l’allée du centre commercial, inspira un bon coup avant de pousser la porte du petit restaurant chinois. Matt, déjà installé dans un box à l’écart, se leva pour l’accueillir.
— Merci d’être venue, lui dit-il.
La jeune femme hocha la tête en esquissant un sourire, mais elle était déchirée par trop d’émotions contradictoires pour savoir laquelle choisir.
Paula lui avait raconté par le menu la rencontre de Matt avec Gabe et elle aurait bien voulu se dire que c’était à cause de ce désastre qu’elle était venue, mais la vérité était tout autre : si elle était là, c’était parce qu’il lui manquait.
Leurs retrouvailles, la soirée passée en sa compagnie, leur discussion, les baisers qui avaient suivi avaient rouvert les portes du passé. Elle s’était retrouvée plongée dans leur amour d’autrefois et, pire, elle n’avait pas su réprimer la passion qui s’emparait d’elle et avait perturbé son sommeil par des rêves érotiques, intenses, la laissant au matin épuisée et folle de désir.
— Ma mère a dû te dire à quel point ma rencontre avec Gabe s’était mal passée…, commença-t-il, comme elle s’asseyait en face de lui.
— Ne pourrait-on éviter de commencer par les sujets qui fâchent ? Je pourrais par exemple te demander comment tu vas et toi, comment s’est passée ma journée.
— A ta guise. Comment s’est passée ta journée ?
— Harassante. Mes brownies se vendent bien, ce dont je me réjouis, mais ça n’est pas encore près de s’arranger avec Nicole.
— Il y a toujours des problèmes entre vous?
— Des problèmes! C’est un doux euphémisme! Elle m’évite et on dirait qu’elle m’en veut. Nous nous comportons comme deux étrangères.
— Laisse-lui le temps.
— Je sais… Mais je voudrais que ça s’arrange tout de suite.
— La patience n’a jamais été ton fort, fit-il observer avec un sourire qui la surprit.
— En tout cas, j’en ai toujours eu plus que toi.
— Ça, c’est un coup bas !
C’était à son tour de sourire.
— C’est bien d’ailleurs le seul domaine où je t’étais supérieure.
— C’est faux.
— Oh, arrête ! Tu étais beaucoup plus intelligent et talentueux que moi.
— Toi, tu avais le sens de l’humour.
— Je le reconnais.
— Et tu étais beaucoup plus mignonne, lança-t-il, les yeux pétillants.
Elle n’en était pas persuadée, mais le compliment faisait plaisir.
— Si tu le dis.
— Et c’est toujours vrai. C’est super que tu aies gardé les cheveux longs. Ça te va à ravir.
Jesse réprima un sursaut. Matt avait toujours adoré ses cheveux longs. C’était la raison pour laquelle elle n’avait jamais pu se résoudre à les couper.
— Et toi, comment s’est passée ta journée ?
— Bien. On est très occupés par le lancement d’un nouveau jeu. Ça va être un très gros coup. Je dois vieillir, parce que je me suis surpris à penser qu’il était bien trop bruyant et trop long.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu as à peine trente ans.
— Certains membres de mon équipe sont toujours à la fac. Comparé à eux, je suis un vieillard!
La serveuse apparut et Matt lui commanda plusieurs plats à partager et de la bière.
— Raconte-moi exactement ce qui s’est passé avec Gabe, lui demanda Jesse, quand ils furent de nouveau seuls.
— Que t’a raconté ma mère ?
— Que tu manques d’expérience avec les enfants et que ça se passera mieux la prochaine fois.
— Je doute qu’elle se soit montrée aussi indulgente.
Matt avait raison. Le rapport de Paula avait été accablant.
Mais comme cet échec semblait le toucher, Jesse avait préféré édulcorer.
— En substance, c’est ce qu’elle a dit.
— Je ne le connais pas, Jesse. Ce qui est fait est fait. Je ne vais pas lâchement nier la réalité et me lamenter sur le lait répandu. La question est maintenant : j’ai un fils dont je ne sais rien, comment y remédier?
Malgré son désir de croire que Matt acceptait son fils et cherchait à s’accommoder de la situation, la jeune femme en doutait encore à cause du ressentiment qu’il conservait contre elle. Mais c’était le père de Gabe et elle tenait à ce qu’ils aient de bons rapports.
— Gabe est un enfant très facile. Il aime tout le monde. Il a aussi un grand sens de l’humour qui ne demande qu’à grandir et il adore les activités de plein air. A Spokane en été, on faisait de grandes balades, notre préférée c’était de longer la rivière et l’hiver, on jouait dans la neige.
— Il fait du ski?
— Tu aimes ça, toi ?
Matt acquiesça. Evidemment, il ne lui venait pas à l’idée qu’elle n’avait pas les moyens de faire pratiquer à son fils une activité aussi coûteuse.
— Lui non, mais il apprendra sans problème. Il est assez athlétique, de bonne taille pour son âge, et il a toujours eu une santé de fer.
— Ma mère dit qu’il connaît ses lettres…
— De nos jours, c’est indispensable pour entrer en maternelle, mais on est allé beaucoup plus loin. Il peut compter jusqu’à 20 et commence même à déchiffrer des mots. Matt, il veut que tu fasses partie de sa vie… Il s’intéresse à tout ce qui te passionne. Si tu lui apprenais à jouer aux jeux vidéo ou si tu lui parlais de ton travail, il serait aux anges ! Il aime les jeux de société, s’amuser; vous pourriez vous promener, discuter ensemble…
— A t’entendre, ça paraît facile.
Elle aurait voulu répliquer que ça l’était, mais elle avait l’avantage de l’habitude.
— Ça prendra un peu de temps pour vous accoutumer l’un à l’autre. La prochaine fois que tu viendras, pour faciliter les choses, on jouera tous ensemble. Tu pourras ainsi rester toi-même, tout en apprenant à le connaître.
— D’accord… je vais essayer…
Leurs bières arrivèrent en même temps qu’un plat de boulettes. Jesse en piqua une.
— Si je comprends bien, tu n’as pas d’autre enfant.
— Non. Du moins pas à ma connaissance.
— Comment pourrais-tu ignorer une chose pareille ?
— Je n’ai jamais demandé. Je passe d’une histoire à l’autre, sans m’attacher.
— Comment fais-tu pour t’investir si peu ?
— Je ne veux pas de liaison suivie. Après trois ou quatre rendez-vous, je m’esquive. Je ne suis pas intéressé par une relation à long terme.
— Pourquoi?
— Je n’en vois pas l’utilité. J’aime le changement et comme, dans ma position, je peux avoir toutes les femmes que je désire, pourquoi me ranger?
C’était ahurissant. Le Matt qu’elle avait connu était beaucoup plus sentimental.
— Ce n’est pas lassant, à la longue, de passer de femme en femme ?
— Pas pour moi, affirma-t-il en prenant sa bière.
— Aucune n’a cherché à te retenir?
— Certaines ont essayé. Sans succès…
— Alors, si je te suis bien, tu refuses tout investissement amoureux, tu ne cherches qu’à t’amuser et à prendre ton plaisir.
— En quelque sorte.
La jeune femme, qui avait pratiqué ce sport avant sa liaison avec Matt, savait à quel point c’était à la longue morne et frustrant.
— Tu étais pourtant un chic type. Que s’est-il passé ?
— C’est beaucoup plus drôle d’être un séducteur. Allons, Jesse, tu ne croyais tout de même pas que j’allais rester un benêt toute ma vie.
— Tu n’as jamais été un benêt. Tu manquais d’expérience peut-être, de confiance en toi sûrement, mais j’espérais que tu serais resté un type bien.
— D’après toi, je violerais une sorte de code moral, alors ? Rassure-toi, ces femmes savent que je ne suis pas fidèle et que je refuse de m’engager. Elles connaissent les termes du contrat. Si elles ne l’acceptent pas, libre à elle de refuser mes avances.
Cela semblait honnête. Ou, du moins, cela avait le mérite d’être clair. Pourtant la philosophie amoureuse de Matt lui donnait la nausée. Si elle était revenue à Seattle pour de multiples raisons, dont la principale était de créer des liens entre Gabe et son père, secrètement, elle espérait encore que tout n’était pas mort entre eux. Or, tandis que son amour à elle était toujours vivace, il n’en semblait pas de même pour l’homme qui lui faisait face. Etait-ce possible que ce soit Matt ? Connaissant son passé et la passion qu’elle lui avait inspirée autrefois, elle était tentée de répondre non. Mais du temps s’était écoulé et les gens changent.
— Je te demande deux minutes…, dit-elle en se glissant hors du box.
Elle se dirigea vers les toilettes et, dès qu’elle y fut parvenue, elle sortit son téléphone. Paula répondit à la première sonnerie.
— J’aurais besoin d’un service, lui dit-elle à la hâte. Il faudrait que vous me rappeliez dans cinq minutes, pour dire que Gabe a de la fièvre.
Paula savait où elle était et avec qui, et Jesse s’attendait à des questions. Mais la mère de Matt se contenta d’accepter avec un grand soupir.
Jesse retourna à table et, tout en écoutant Matt lui raconter en détail le lancement de son nouveau jeu, elle se demandait comment elle pouvait être à la fois si attirée par lui et si triste. Qui était-il vraiment? Le Matt d’autrefois existait-il encore ?
Elle n’avait toujours pas trouvé la réponse quand son portable sonna.
— Rouge ou blanc? demanda Paula, tendant deux bouteilles.
— Je ne suis pas en mesure de jouer les difficiles, répondit Jesse.
Elle venait de mettre son fils au lit et le moment qu’elle avait passé avec lui l’avait un peu aidée à chasser la tristesse provoquée par son dîner avorté avec Matt, mais pas totalement.
— Alors, du rouge, décréta Paula, qui ouvrit d’autorité la bouteille et leur servit un verre à chacune. Le tanin est supposé être bon pour la santé.
— J’en ai bien besoin.
Elles se rendirent dans le salon et Paula s’installa sur le canapé, tandis que Jesse se pelotonnait dans une bergère.
— Je suis complètement perdue, Paula… Je sais que Matt est furieux. Une part de moi souhaiterait le comprendre, tandis que l’autre voudrait lui faire remarquer que j’ai essayé de lui dire la vérité. Impossible de savoir ce qu’il pense ni ce qu’il cherche.
— Avec Gabe, il était comme une poule qui a trouvé un couteau. J’aurais probablement dû l’aider, mais j’étais trop remontée contre lui. Je n’arrive pas à croire qu’il ait pu te laisser partir, sachant que tu étais enceinte !
— Il ne croyait pas que le bébé était de lui.
— N’empêche. Il aurait dû s’en assurer.
Même si ça ne changeait rien, elle était bien d’accord.
— Pour lui, c’est une surprise totale et son fils est un étranger, reprit-elle. Il a beau faire des efforts, il a encore trop de ressentiment. Je me demande s’il veut sincèrement établir des liens avec Gabe et s’il a dépassé l’envie de me punir?
Et aussi si ses baisers signifiaient vraiment quelque chose. Mais cela, elle ne pouvait pas le formuler à voix haute.
— J’en suis partiellement responsable, admit Paula. Je dois dire que je n’avais jamais pensé avoir d’enfant. J’étais pauvre et j’avais un goût désastreux pour les hommes. Quand ils ne me battaient pas, ils me volaient mon argent. J’aspirais à autre chose. Je voulais devenir respectable. C’est pour ça que j’ai cumulé trois boulots à la fois pour me payer des études d’assistante dentaire.
— Ça n’a pas dû être facile, fit observer Jesse, qui essayait de ne pas réagir à cette confession.
Jamais elle n’avait imaginé que, dans sa jeunesse, Paula avait dû autant lutter pour s’en sortir.
— C’est vrai, pourtant j’ai réussi. C’est le jour de mes vingt-cinq ans que j’ai rencontré le dernier de mes bons à rien, qui s’est volatilisé très vite avec mes économies en me laissant enceinte. J’avais atteint le fond. J’étais à bout de forces. C’était trop lourd pour moi. J’ai pris ma voiture et, quand un camion a traversé la ligne jaune, je n’ai rien tenté pour l’éviter, car ça me semblait la meilleure porte de sortie pour moi…
— Je n’en savais rien, bredouilla Jesse, sous le choc.
— Je n’en suis pas fière, crois-moi. Je croyais ainsi mettre un terme à mes soucis, sauf que je ne suis pas morte. Je n’ai aucun souvenir de l’accident. Je me suis réveillée sur le bord de la route, sans une égratignure, alors que ma voiture était en miettes. J’en ai conclu que Dieu m’envoyait un message et que je devais tirer le maximum de cette seconde chance qu’il m’octroyait.
— Votre bébé…, souffla Jesse, à qui on avait accordé la même faveur.
— Oui… Aussi ai-je fait le vœu de devenir la meilleure des mères, quel qu’en soit le prix, et je me suis totalement consacrée à Matthew. Peut-être trop. En fait, je l’ai gardé trop longtemps sous ma coupe. J’aimais tant être la seule personne au monde qui comptait pour lui que je ne voulais pas que ça change. J’étais si seule. Il était tout pour moi.
— Vous n’avez rien fait de mal.
— C’est gentil de me dire ça, Jesse, mais nous connaissons toi et moi l’étendue de mes erreurs. Je l’ai empêché de devenir autonome, de s’ouvrir au monde. J’ai refréné ses élans.
— Il faut faire le mieux qu’on peut avec le peu que nous avons, Paula. N’est-ce pas ce que dit Françoise Dolto? Et puis on s’améliore avec l’expérience.
— J’aurais préféré m’améliorer plus tôt, je n’aurais pas perdu mon fils. Quelle ironie ! Moi qui croyais que tu voulais me le prendre, je l’ai fait fuir!
— Je n’ai jamais cherché à vous le prendre. Du moins, pas comme vous l’imaginiez. Je voulais juste l’aider à se réaliser.
— J’aurais dû m’en rendre compte, au lieu de quoi je t’ai rejetée. Matthew a raison. J’ai jubilé de ce qui s’est passé entre ta sœur et toi, parce que je savais que Matt ne te le pardonnerait jamais. Si tu savais comme j’ai honte, maintenant!
Elle aurait pu en vouloir à Paula pour cela et l’accabler, mais à quoi bon ?
— Nous avons toutes deux commis des erreurs. Je n’aurais peut-être pas dû partir, mais j’avais besoin de me retrouver seule. J’avais sûrement besoin de mûrir. Néanmoins, je n’ai jamais cherché à vous couper de Gabe. Je pensais sincèrement que, tout comme Matt, vous ne voudriez pas croire qu’il était le père.
— Je sais. Comment aurais-tu pu penser autrement, après ce qui s’était passé?
— A présent, je veux qu’on soit amies. C’est tellement gentil de nous accueillir, Gabe et moi, et c’est si important pour lui d’avoir une famille !
— Si tu savais comme je me réjouis de vous avoir avec moi. Quant à Matthew, peut-être que le temps suffira à vous rapprocher.
Jesse en doutait.
— Je n’arrive pas à savoir qui il est. Il a tellement changé ! Je ne reconnais plus l’homme que j’ai aimé…